Un vieillard

Publié le par Anne Delacharlerie

Les médias français évoquent régulièrement la dictature chilienne de Pinochet et ses trois mille morts, et beaucoup moins, me semble-t-il, la dictature des généraux argentins pourtant responsable de la disparition de trente mille personnes, parmi lesquelles des français. Au Consulat de France à Buenos Aires figure d’ailleurs en bonne place un avis de recherche reproduisant leurs noms et leurs portraits.

Les Argentins évoquent assez facilement ces années de plomb dont le souvenir est encore bien présent dans la vie de tous les jours.  Il suffit de circuler par l’avenue Libertador au nord de la capitale pour que se glace le sang du passant à la vue des silhouettes humaines accrochées par des militants aux grilles de la tristement célèbre Escuela de Mecanica de la Armada. Elle vient d’ailleurs tout juste de rouvrir ses portes, transformée en lieu de mémoire.  

Plusieurs procès de tortionnaires viennent de se clore, ou bien sont en cours ou en passe de commencer, et le travail d’identification des bébés – aujourd’hui des adultes d’une trentaine d’années – retirés à leurs mères ayant accouché en captivité avant de disparaître, se poursuit. Un article indiquait récemment qu’à ce jour quatre-vingt-dix d’entre eux avaient retrouvé leur véritable identité. Au prix de quels déchirements ? Il en resterait encore plus de trois cents, principalement adoptés alors par des familles de militaires. Enfin, des témoins sont ouvertement menacés, voire tout simplement escamotés.

Nestor Kirchner, l’ancien président péroniste qui a transmis – par la voie des urnes, lui – le pouvoir à son épouse en décembre dernier, avait été très décrié pour être revenu sur les lois d’amnistie promulguées par ses prédécesseurs. Sur ce sujet au moins, je ne crois pas qu’on puisse lui donner tort : bien des personnes ayant du sang sur les mains se promènent librement en Argentine. Il est normal qu’elles répondent de leurs actes, même si les fringants officiers des années soixante-dix sont aujourd’hui devenus des vieillards.

Je jurerais avoir un jour été mise en présence de l'un de ces hommes que leur conscience devrait tenailler.

Nous venions d’arriver en Argentine, et on me faisait visiter des maisons à louer, certaines vides, d’autres occupées. Celle-là était habitée par ses propriétaires, m’avait-on dit. En traversant le salon, j’eus l’impression d’avoir pris pied dans un intérieur resurgi d’une autre époque : meubles anciens, tentures bourgeoises tombant du plafond, lustre de cristal et argenterie. Mon attention a été très vite attirée par les bibelots qui occupaient le moindre espace libre et parmi lesquels figuraient d’innombrables bondieuseries et des photos d’enfants modèles, notamment en costumes de premiers communiants à l’ancienne – gants blancs, mains jointes angéliques, chapelet, missel et brassard de ruban – sauf que les clichés étaient récents : ces enfants-là étaient encore des enfants, ceux-là même qui rentraient goûter en ces lieux chaque jour après leur journée de classe. Sur quoi fonder ce sentiment diffus qui m’a alors enveloppée d’être de passage dans l’intérieur d’une petite tribu qui se voulait bien propre sur elle, lisse, disciplinée et sans reproche, exemplaire même ?

Dans le bureau cossu à l’image du salon d’où je venais, un homme travaillait, un homme de mon âge. Autour de lui, je remarquai d’innombrables objets militaires : sabres, maquettes de bateau, compas, fanions, photographies... : à l’évidence dans cette famille, on était officier de marine de père en fils. L’homme m’a à peine saluée.

Il est déjà gênant de faire irruption dans l’intimité d’une famille et de visiter un logement mis sur le marché en compagnie de ses occupants, ça l’est encore plus lorsqu’on est guidé par un professionnel, en présence des habitants. Aussi, je n’étais vraiment pas à mon aise en commençant l’ascension de l’escalier menant aux chambres, plus exactement de l’escalier de maître, car il y avait un second escalier, de service, à n’en pas douter pour l’usage exclusif de la mucama croisée dans la cuisine.

Il y avait plusieurs chambres dont je n’ai gardé aucun souvenir précis. En revanche ce que j’ai vu dans l’une d’elle s’est imprimé dans ma mémoire. Ayant passé la tête par l’embrasure, je l’avais d’abord crue vide d’occupants, mais un chien s’y trouvait, un bouledogue agressif qui m’a fait reculer en  sautant brusquement de derrière le lit sur l’édredon bleu. Une voix l’a alors stoppé dans son élan. C’était celle d’un vieillard, terré dans un fauteuil disposé à côté de la fenêtre mansardée et à demi dissimulé par une poutre de la charpente. Jamais je n’oublierai le regard de bête traquée que l’homme voûté aux cheveux blancs m’a alors jeté, avant de m’ignorer superbement.

Je n’ai pas demandé mon reste et me suis efforcée d’abréger la visite.

Et si, au fond de cette maison, cet homme espérait se faire oublier pour toujours et  préférait regarder le monde de sa fenêtre dans la seule compagnie d’un chien méchant perçu comme un rempart, plutôt que de sortir et de risquer de croiser le regard de sa conscience dans celui de l’homme de la rue ?

Publié dans Argentine

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